Le potentiel artistique des choses ordinaires
L’artiste américaine Cayce Zavaglia s’adonne à un art brut minutieux et sincère, à travers des portraits brodés ultra-réalistes, cousus au fil et à l’aiguille. Une injonction à contempler la beauté et l’art dans les choses ordinaires de la vie quotidienne.
embroidery verso by @caycezavagliastudio
Le processus, délicat, peut prendre jusqu’à sept mois pour chaque œuvre. L’artiste Cayce Zavaglia, basée à Saint-Louis, utilise ce qu’elle appelle « une pratique de renégate de la broderie », en cousant son fil sur la toile, rangées après rangées. Par la création de textures complexes et de dégradés de couleurs, la reproduction des détails les plus fins – un reflet, une mèche de cheveux, une ride minuscule au coin de l’œil, elle réalise des portraits si réalistes qu’ils en sont presque inquiétants, son piquage presque obsessif donnant l’illusion des coups de pinceaux d’une peinture à l’huile classique.
Cayce Zavaglia me confie la place centrale qu’occupe la broderie dans sa pratique artistique. « Il est important pour moi qu’en regardant mes œuvres, on puisse en même temps se questionner sur la façon dont elles ont été faites. Lorsque les gens réalisent que c’est une broderie qu’ils ont sous les yeux, je veux qu’ils se rappellent de leur grand-mère en train de coudre, ou de leur tante leur apprenant à coudre… Et à partir de cette nostalgie, je veux les amener à considérer le potentiel artistique d’un objet aussi simple qu’une broderie. »
Chaque aspect du travail de l’américaine est traversé par cette quête d’humilité, cette recherche de la beauté dans les choses ordinaires du quotidien. C’est en retournant l’une de ses broderies il y a quelques années, et en remarquant l’image créée à l’arrière, qu’elle a commencé à voir en quoi l’autre côté de ses toiles, plus modeste, recelait aussi une part de beauté. C’est de là que sont nées les séries du Verso, qui présentent officiellement la matière brute de ses toiles. En vérité, ces séries sont constituées de grands tableaux à l’acrylique et à la gouache qui représentent ses broderies « côté verso », un travail qui a ramené l’artiste à sa formation initiale de peintre.
embroidery by @caycezavagliastudio
« Ce côté-là est rarement vu par les autres », explique Cayce Zavaglia. « Il est le reflet de la douleur, des secrets, de l’épreuve, du bonheur, des souvenirs… toute une myriade de choses. Pourtant, on le considère généralement comme une chose à cacher, et on oublie qu’il peut être beau. Dans mon travail, toute la force de la face avant de la toile se trouve en vérité à l’arrière. Si je venais à couper les noeuds et défaire les mailles, j’abîmerais ma broderie qui finirait par être détruite. J’ai l’espoir qu’en montrant ce côté de l’oeuvre à celui qui la regarde, il comprendra que son propre côté verso peut être beau, lui aussi. »
C’est sans doute parce qu’elle se refuse à des représentations parfaites que l’art de Cayce Zavaglia est si percutant. En choisissant sa propre famille comme modèle, elle explore d’autant plus la profondeur et la sincérité de ses oeuvres. « Je suis convaincue qu’en explorant ce qui touche à nos propres familles, nous pouvons aborder les sujets qui enflamment les artistes depuis toujours : l’origine, la religion, la politique, l’identité de genre, l’immigration, et j’en passe. »
embroidery verso by @caycezavagliastudio
Lorsque je demande à l’artiste la raison pour laquelle la broderie est encore négligée dans le monde de l’art, elle me répond sans détours : « Parce que c’est, traditionnellement, un travail de femmes. » J’y vois là un autre aspect de son oeuvre : questionner le caractère « ordinaire » de la broderie relève aussi d’une démarche féministe, qui veut sublimer la vie de ces femmes au foyer et de leurs broderies cousues au fil de de l’histoire. « L’artisanat commence à prendre de l’ampleur dans le monde de l’art, et il n’a jamais été si bien considéré », me confie Cayce Zavaglia. « Je vais continuer à développer cette pratique pour m’approcher toujours plus de la possibilité de voir l’art et l’artisanat cohabiter ensemble, dans le même espace aseptisé d’une galerie d’art. »